J'ai reçu de nombreux mails et coups de fil en réaction à mon dernier post, qui a été relayé et enrichi par Sébastien Célimon, Bodoï ou un certain nombre de mes amis. Merci à tous !
Voici donc un reader-digest (forcément partiel) de ces réactions ainsi que de billets glanés ça et là sur le net, le tout agrémenté de jolies photos apaisantes et à fort contenu symbolique, destinées à apaiser mes lecteurs et à leur redonner foi en l'avenir.
1) Il y a d'abord les auteurs qui ont été démoralisés, comme le résume fort bien ce mail de Marion Montaigne :
>"Merci de m'avoir niqué le moral. Maintenant j'hésite à me jeter par la fenêtre ou à faire femme au foyer. Dans tous les cas, j'espère que mes enfants seront banquiers."
2) Il y a ensuite les auteurs qui me trouvent encore trop optimiste ou lacunaire dans mon exposé de cette triste situation, ce qui est tout à fait vrai, étant donné l'aspect volontairement synthétique de mon billet d'humeur.
Pour info, dans les extraits qui suivent, j'ai pris le parti de ne pas citer tous les noms, ne sachant pas toujours avec certitude si tous souhaitaient que leurs propos soient repris sur ce blog.
> "Figure toi qu'en ce qui me concerne, je n'ai touché que 1000 euros d'avance pour mon album !" (un blogueur dépité)
>"Tu oublies de préciser qu'il n'y a pas si longtemps, les auteurs étaient payés en fixe, c'est à dire qu'on leur payait directement le prix de leur page, et qu'ils touchaient ensuite des droits d'auteurs dès les toutes premières ventes de leurs albums... Un passé désormais révolu, en particulier depuis le rachat de Dupuis (qui était le dernier à le pratiquer couramment)..." (un dessinateur)
>"Un autre aspect pervers de cette diminution de l'avance sur droit est qu'elle pousse scénaristes et coloristes à multiplier les projets, pour conserver leur niveau de revenus, surtout quand précisément ils ne vivent que de leur art. Pas facile de garder un certain degré de qualité dans ces conditions..." (un scénariste)
>" Tu évoques les avances sur droit qu'un auteur peut espérer toucher, mais sans préciser qu'il ne s'agit là que d'un montant brut, c'est à dire une somme de laquelle devront être déduits des prélèvements pour la sécu, la retraite, et toutes ces sortes de choses, et comme il ne touche pas de congés payés, il est exclu qu'il s'accorde quelque repos que ce soit, faute d'en avoir les moyens. Donc cette avance, compte tenu de la baisse que tu évoques, n'est plus un montant "décent", puisque son brut est bien souvent inférieur à un salaire minimum net : un "vrai" salaire (brut) c'est en fait, à peu de choses près, un salaire net X2. Et l'artiste commun a tendance à juger "décente" une rémunération qui lui permet tout juste de vivre le temps de réaliser l'œuvre ce qui, en résumé, fait de lui un esclave (il ne vit que pour rester en état de travailler) alors même qu'il est un professionnel hautement qualifié, personne ne pouvant accomplir la même tâche que lui à sa place...
Une autre précision : dans le cas d'une BD, il est expressément et en noir sur blanc formulé DANS LE CONTRAT D'ÉDITION que l'éditeur attend de l'auteur qu'il PRODUISE L'ŒUVRE, et ce DANS UN DÉLAI BIEN PRÉCIS. Tu parles en effet du fait que l'auteur n'est pas tenu de rendre à l'éditeur les avances sur droits si les ventes n'atteignent pas le seuil escompté, mais ça n'est pas vrai dans tous les cas : en théorie, un auteur qui ne tient pas ses délais pourrait être tenu par l'éditeur de rembourser les avances !" (synthèse d'un mail de Bruno Bellamy)
>"Il y a aussi le cas des éditeurs qui ont leur propre équipe de commerciaux, qui maîtrisent la distribution/diffusion. C'est le nerf de la guerre : en touchant de l'argent sur chaque bouquin, sur les placements, les retours, les réassorts, la surproduction est une manne. Pas même besoin d'un gros best-seller, un bouquin est bouquin, le nombre fait l'affaire. Et le cumul des titres édités, c'est de l'argent plus sûr qu'un hypothétique succès." (Gwen)
>" Plus que la baisse générale des droits d’auteurs, il vaut mieux parler d’une inégalité croissante de ces droits. Toujours plus aux happy fews, et beaucoup moins à tous les autres. D'autre part, le système actuel va favoriser les révélations précoces et fulgurantes, au détriment d'un certain apprentissage dans la longueur" (synthèse de différents billets de Joseph Béhé)
>"Détail amusant (?), c'est mon petit éditeur qui m'a conseillé de lire ton post, en ajoutant que c'est bien la preuve que même si lui me paye peu, eh ben c'est pareil ailleurs..." (un dessinateur)
Preuve, concernant ce dernier mail, qu'il y a toujours un éventuel effet pervers à toute prise de position publique...
3) Mais il y a aussi ceux qui ne sont pas du tout (ou pas complètement) d'accord avec moi, et auxquels je vais répondre individuellement :
> "Que les auteurs de bd ne fassent plus partie désormais des honnêtes professions bourgeoises de bon père de famille, c'est un fait et depuis longtemps. Que nous soyons désormais sur le même pied que les poètes ou les écrivains, je trouve cela très normal, et très noble aussi. On gagne de l'argent quand on en rapporte, sinon pas." (un auteur)
On ne pourra évidemment jamais comparer totalement le statut d'artiste à une autre profession. Et il est clair que quelque soit le modèle économique du moment (ou celui à venir), il y aura toujours une place pour des oeuvres fortes, radicales, exigeantes qui naîtront parce qu'il sera vital pour leurs auteurs de les créer. Reste que je ne trouve pas déraisonnable, ou honteux, de vouloir envisager de gagner ma vie en faisant mon métier, qui est "auteur de BD". Qui plus est, je me méfie un peu de la mythologie qui entoure notre statut, ce côté "rebelle-donc-libre" de l'artiste, que le sociologue Pierre-Michel Menger compare paradoxalement à la forme la plus aboutie du libéralisme : un travailleur totalement indépendant, certes, mais sans aucun filet de sécurité, embauchable et débauchable à volonté, sans aucune forme d'indemnité, sans congé payé, etc... Vous retrouverez à ce sujet des entretiens très intéressants ici.
> "Je pense que tu vois les choses un peu trop en noir. Autant je serais pessimiste pour les éditeurs de dictionnaires, ou de guides touristiques, autant je suis confiant pour la fiction. Mais c'est vrai que nous vivons un moment charnière, et le numérique peut être vu comme une formidable opportunité de changer la situation. C'est précisément pour cela que nous devons trouver des solutions communes, un vrai partenariat entre éditeurs et auteurs, sur cette question du numérique : car est-ce que tu ne crois pas qu'il vaut mieux toucher un petit pourcentage d'un gros gâteau qu'un gros pourcentage d'un gâteau quasi-inexistant ? Or je trouve parfois que votre syndicat, le Snac, a plus tendance à sombrer dans l'extrémisme plutôt que de chercher des solutions raisonnées. Il est urgent de se rapprocher sur ces sujets." (un éditeur)
Je suis entièrement d'accord sur le fait que de nouvelles rencontres collectives entre éditeurs et auteurs sont indispensables. Je constate juste que ces "tables rondes" ont bien du mal à se mettre en place, puisque nous n'avons pas eu de rendez-vous avec le SNE depuis juin dernier, malgré nos demandes répétées et alors même que nous sommes visiblement tous d'accord sur un point : il est urgent de négocier de nombreux points sur la question du numérique (même si la révolution du net n'est qu'une partie de cette analyse globale).
De fait, nous restons très intéressés par une discussion commune autour des "camemberts de répartition" présentés par les éditeurs lors de notre dernière rencontre mais jamais rendus publiques depuis. Nous ne savons donc toujours pas précisément la manière dont ils parvenaient au fameux pourcentage de 8% pour les auteurs, par exemple.
Quant au Snac, je ne me prononcerai pas sur ses qualités et défauts car je manque sans doute de recul à ce sujet, mais force est de constater qu'il est le seul syndicat a avoir un groupement spécifiquement BD, contrairement aux autres organisations d'auteurs de livre... Il va donc bien falloir que Snac et SNE parviennent à se parler.
>"Vous essayez de nous faire croire que vous ne gagnez pas assez d'argent, peut-être ? Alors que je vois vos albums en supermarché ? On va pleurer dans les chaumières" (Nicolas Fraisemolle)
Peut-être me faut-il alors préciser que ce n'est pas ma propre situation qui me préoccupe, très cher Nicolas (ayant la chance de bien gagner ma vie grâce à des séries comme Seuls ou, depuis peu, Spirou), mais bien celle des jeunes auteurs voulant se lancer dans le métier.
>"Je ne connais pas Sfar personnellement, mais ça doit finir par le gonfler d'être ainsi constamment cité comme le parangon des auteurs qui "jettent " leurs dessins, une sorte de gros malin hyper-adapté au marché moderne... (...) Vous n'avez, je pense, aucune idée du temps qu'il passe sur ses planches, et de toute façon cet aspect quantitatif ne devrait même pas entrer en ligne de compte dans l'appréciation d'une oeuvre" (Fred).
Je crois qu'il y a malentendu, Fred. Mon post était certes lapidaire, c'est souvent le propre d'un billet d'humeur, mais contrairement à ce que tu sembles penser, je ne voulais absolument opposer la qualité des dessins faits "à l'ancienne", à celle des dessins faits par cette nouvelle génération d'auteurs que j'ai voulu symboliser via Joann Sfar, choisi parce que tout le monde le connaît. Il s'agit seulement pour moi de méthodes différentes de travail, et je le redis, de méthodes complémentaires : j'aime autant lire une BD de Bastien Vivès (qui en fait plusieurs par an), qu'une BD de Juanjo Guarnido, les deux ne sont pas opposées. Et je veux pouvoir continuer à lire les deux.
C'est sans doute le terme "jeté", non péjoratif dans mon esprit mais effectivement caricatural et peut-être maladroit, qui t'a peut-être donné cette impression erronée de mépris. Tu as parfaitement raison de dire que le temps que passe Joann Sfar sur ses pages n'a rien à voir dans mon appréciation de son dessin (que j'admire réellement). Qui plus est, je n'ai jamais laissé entendre que Joann dessinait beaucoup "exprès" pour s'adapter au marché. De ce que je crois connaître du personnage, il s'agit plus d'un besoin vital chez lui que d'un calcul quelconque. Je constate juste qu'il est capable de créer plusieurs oeuvres de qualité par an, et que ce talent n'est pas donné à la majorité des auteurs de BD.
4) Bon, et sinon, hormis d'hypothétiques avancées syndicales, il est quand même permis de se demander à quoi pourraient ressembler les mutations à venir, et les éventuelles solutions qui se présenteront à nous dans les prochaines années. Là encore, des constats et des idées sont à grappiller ça et là.
> "Les firmes de disque n'auraient pas été sauvées en verrouillant le numérique. Internet tue de l'emploi et en crée. Il ne faut pas pleurer sur l'évolution des choses. Grandpapier, c'est ça qui est malin." (un auteur)
> "La situation que tu décris a toujours existé chez les indépendants, qui ne réussissent que rarement à bien payer leurs auteurs. Ce qui est gênant ici, c'est que les gros éditeurs puissent appliquer des tarifs proches des petits éditeurs en terme d'avance sur droits. Donc peut-être que la suite logique des choses, c'est que les projets "indé" vont revenir là où ils ont initialement débuté : au sein des petites structures, comme c'était le cas il n'y a pas si longtemps, avant qu'ils ne soient en partie récupérés par de gros éditeurs ayant pressenti l'intérêt de ce courant d'air frais dans la BD. Ce rééquilibrage n'est peut-être pas un mal, non ?" (un auteur)
>"On a du mal à se souvenir, mais il y a quelques siècles les artistes peintres en vue recevaient le soutien de mécènes privés, publiques et religieux. Pourquoi ne pas créer des dispositions fiscales incitatrices de soutien à la création BD ? Chaque auteur en activité pourrait prétendre à recevoir le soutien d’une ou plusieurs sociétés contre, par exemple, des interventions auprès des clients, collaborateurs ou partenaires sur des questions de créativité, de rapport à la culture, assorties d’expositions dans les sièges des sociétés concernées." (extrait du post de Sébastien Célimon sur le Comptoir de la BD)
Cette solution, qui a fait bondir certains internautes, est en tous cas envisagée très sérieusement par de nombreux pôles de réflexion concernant le net (DailyMotion, Orange, etc...), qui réfléchissent entre autre à des partenariats publicitaires entre entreprises et "créatifs", comme cela m'a été rappelé lors d'un stage effectué récemment : "Produire pour le web, concevoir pour le Transmédia" (j'essaierai d'en reparler à une autre occasion, mais je rappelle d'ores et déjà pour les auteurs habitant en Ile-de-france, que des formations professionnelles gratuites vous sont proposées, grâce au boulot admirable du Motif : allez vite voir ici . Loué soit Frémion pour les siècles à venir).
Par contre, outre le fait que le mécénat semble en perte de vitesse depuis quelques années (la crise sévit partout), il m'est difficile de complètement me réjouir à l'idée d'une éventuelle collaboration avec une marque, ou une grande entreprise, même si nous serons à terme peut-être contraint de l'envisager. D'autre part, je vois mal comment ce "mécénat" pourrait aider des auteurs non confirmés.
> " Dans ton état des lieux, tu oublies aussi de parler de l'argent que perdent les éditeurs. Tu serais surpris de découvrir le nombre de très bons livres qui ne dépassent pas cinq cent exemplaires vendus. Cela dit je partage ton analyse sur notre métier. Nous attrapons les mêmes maladies que la littérature. C'est dû selon moi avant tout au fait que la plupart des éditeurs refusent de faire leur travail. Ils publient tout ce qu'on leur apporte et les jeunes auteurs vont au casse pipe.
La seule solution serait que les éditeurs réapprennent à refuser des projets, réapprennent à faire travailler un auteur. Mais j'en fais l'expérience tous les jours, dès que je demande à un jeune auteur de changer la plus infime chose à son projet, il me répond illico "je préfère aller chez Machin-de-la-Concurrence" qui me le prendra tel que"..." (un éditeur)
> "Le risque que la surproduction actuelle ne dure pas, et que les éditeurs soient forcés de trier, et de ne soutenir que les projets plus porteurs ... Tout cela nous ramène un peu aux années 50 et 60 où tout ne sortait pas en albums, mais où il y avait la prépublication en hebdo qui pouvait nourrir son dessinateur. Ne pourrait-on pas revenir à cette formule ? Et peut-être précisément via le net, sous forme de magazine numérique ?" (un auteur)
Cette question d'un renouveau des magazines, sous une forme papier ou numérique, est peut-être effectivement une des solutions qui se dessine, car elle pourrait permettre à des jeunes auteurs de faire leurs preuves plus facilement, d'expérimenter plus librement, sans la pression d'un premier album. Reste à trouver un modèle économique viable.
Cette idée est en tous cas un bon moyen de rebondir vers des projets et de nouvelles envies, plutôt que de continuer à broyer du noir. Je suis bien content.
Mais le mot de la fin revient sans conteste à David Chauvel :
> "La seule question qui vaille à la lecture de la dernière note de ce pauvre Fabien est : les images utilisées pour illustrer son post sont-elles bien libres de droit ?"
La peste soit de la Bretagne et tous ses Bretons.